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La journaliste sud-africaine Khadija Patel, directrice des programmes à l’International Fund for Public Interest Media (IFPIM) ©DR La journaliste sud-africaine Khadija Patel, directrice des programmes à l’International Fund for Public Interest Media (IFPIM)

Concevoir des politiques publiques pour soutenir durablement le journalisme de qualité

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La journaliste sud-africaine Khadija Patel est directrice des programmes à l’IFPIM, fonds international créé récemment pour soutenir les médias indépendants. Elle aborde les problèmes et perspectives de la durabilité des médias dans les pays à revenus faibles et intermédiaires. Interview publiée dans «Médiation» n°9, à télécharger ci-dessus.

Vous avez fait carrière dans les médias sud-africains, aussi bien traditionnels que numériques. Quelle est la situation économique des médias dans ce pays ?

Khadija Patel : Ma carrière a en effet embrassé le potentiel démocratique des médias et des technologies numériques en Afrique du Sud. Dans les années 2010, j'ai été reporter dans diverses start-up d'information en ligne telles que The Daily Vox - start-up média que j'ai fondée en 2014 - ou The Daily Maverick. Toutes ces années, j'ai pu découvrir les incroyables opportunités offertes par les médias numériques de publier des articles de qualité à un coût très réduit. Puis j'ai été contactée pour devenir rédactrice en chef de l'hebdomadaire The Mail&Guardian, qui a aussi une édition en ligne. The Mail&Guardian est l'un des médias d'information les plus importants d'Afrique du Sud, important également pour la sauvegarde de notre démocratie. C'est en effet l'un des principaux médias qui a enquêté sur l’appropriation de l'État par l'ancien président Jacob Zuma, sa corruption et son népotisme : après ces publications, M. Zuma a dû démissionner en février 2018, mettant un terme à 9 ans de mandat.

Ces expériences de gestion d'une salle de rédaction en périodes de turbulences m'ont également appris les limites de la technologie numérique en matière de journalisme. Pour des raisons économiques notamment. Au début des années 2010, et plus encore depuis 3 ou 4 ans, le modèle économique de la plupart des médias numériques, fondé principalement sur la publicité, est devenu insoutenable, car les revenus publicitaires ne vont plus aux médias : ils vont aux plateformes, moteurs de recherche ou réseaux sociaux, qui ont une plus grande audience. La conséquence a été le développement d'un journalisme de chasse aux clics, et la qualité moyenne du journalisme a baissé. Aujourd'hui en Afrique du Sud, nous sommes dans une situation où le nombre d'articles de qualité produits n'est pas suffisant pour comprendre ce qui se passe autour de nous. Et ce n'est pas seulement en Afrique du Sud : en 2020 avec la pandémie, la perte de revenus des médias d'information est estimée dans le monde à 30 milliards de dollars selon l'Institut Reuters pour l'étude du journalisme. Lorsque les médias indépendants sont si affaiblis, cela a un impact négatif très fort sur la participation des gens aux institutions démocratiques.

Cette situation a été observée dans de nombreux pays. Mais alors que les revenus publicitaires diminuaient, le modèle d'abonnement s’imposait le plus souvent pour les médias d'information numériques. Cela ne s'est-il pas produit en Afrique du Sud ?

Si, un peu. The Daily Maverick et The Mail&Guardian font même partie des success stories d'abonnement voire d’adhésion à des médias en ligne dans le monde, avec The Guardian au Royaume-Uni. Mais dans les pays à revenus faibles et intermédiaires, la plupart des gens ne peuvent tout simplement pas se permettre de payer un abonnement mensuel. Et même dans les pays à revenus élevés, aux États-Unis par exemple, les gens ne sont guère abonnés à plus d’un média. Nous sommes donc confrontés à une fracture économique dans l'accès à un journalisme de qualité. Sur Internet, celui-ci est payant et le grand public n’y a pas accès. Non seulement nous ne produisons pas assez d'articles de qualité, mais ils n'atteignent pas assez de lecteurs. Et ce n'est pas seulement un clivage parmi les lecteurs. C'est aussi un clivage parmi les producteurs d'information : comme les médias ont perdu leur rentabilité économique, seules les personnes très riches ou très puissantes ont les moyens de les posséder. Au final, avec ce double clivage, on en vient à une situation où seules des personnes très riches sont en mesure de fournir des informations de qualité à des lecteurs assez riches. Et c'est un énorme problème, parce que nous avons besoin de tout le monde, nous avons besoin de toute l'humanité pour faire face aux grands défis mondiaux de la montée des conflits ou du changement climatique. La question principale est : comment assurer, maintenant et à long terme, que l'ensemble de la population ait accès à un journalisme de qualité ? Comment rendre cela possible, durable, économiquement ? Le journalisme de qualité a pour objet de dire la vérité. Et la vérité est une valeur, nous en avons un besoin vital, nous devons la préserver pour les générations futures.

Vous êtes directrice des programmes à l’International Fund for Public Interest Media (IFPIM). Ce fonds est-il une tentative pour répondre à ces défis ?

Oui. Compte tenu de la situation des médias d'information en Afrique du Sud - et dans d'autres pays à revenus faibles et intermédiaires comme la République centrafricaine ou le Mexique par exemple, c'est encore pire car les journalistes peuvent tout simplement être tué·es -, j'ai décidé de rejoindre l'IFPIM. Coprésidé par la journaliste philippine Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix, ce fonds rassemble des journalistes, des organisations de développement des médias, des universitaires et des fondations philanthropiques, pour soutenir un journalisme d'investigation courageux, des médias indépendants - en particulier dans les régions à revenus faibles ou intermédiaires - et construire des modèles commerciaux innovants afin que les médias puissent travailler pour la démocratie.

Nous œuvrons dans trois directions. Tout d'abord, nous essayons de collecter des fonds, car nombre de médias indépendants sont actuellement en situation de survie. Nous avons lancé notre premier appel à dons le 3 mai dernier, Journée mondiale de la liberté de la presse, avec pour objectif de collecter jusqu'à 80 millions de dollars US d'ici la fin de l'année, grâce à des donateurs tels que des gouvernements (Etats-Unis, Suède, Taïwan...) mais aussi des entreprises numériques. Cet argent aidera à financer des médias d'information ou des ONG des médias dans 17 pays à revenus faibles et intermédiaires en Afrique, Amérique latine, Asie, dans le monde arabe et en Europe de l'Est. Deuxièmement, nous souhaitons partager des connaissances et des expériences : si un modèle économique fonctionne au Niger, il peut aussi fonctionner au Nicaragua par exemple et c'est pourquoi nous accueillons chaleureusement les expériences de partenaires comme la Fondation Hirondelle. Cela nous aidera à apprendre et à infléchir nos programmes média si nécessaire. Troisièmement, nous voulons aider à concevoir des politiques publiques pour soutenir durablement le journalisme de qualité. Car l’IFPIM n'est pas une solution permanente. Ce n'est qu'une action sur 10 à 15 ans, tout au plus, pour combler un manque. Les solutions politiques à long terme pourraient être la taxation des entreprises – pourquoi pas les entreprises numériques, qui tirent actuellement d'énormes avantages de l'édition médiatique ? Il pourrait s'agir de subventions publiques, ou encore d'un modèle hybride dont la conception et la mise en œuvre prendront du temps. Notre objectif, somme toute, est d'aider les gouvernements à assurer la pérennité des médias par la réglementation et la loi.