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Membres des familles de cinq jeunes tués durant les violences en Colombie, posant avec les portraits des victimes. Maison de la mémoire  du conflit et de la réconciliation, Cali, octobre 2020. ©Luis ROBAYO / AFP Membres des familles de cinq jeunes tués durant les violences en Colombie, posant avec les portraits des victimes. Maison de la mémoire du conflit et de la réconciliation, Cali, octobre 2020.

Donner à comprendre les violences de masse pour prévenir celles de demain

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Thierry Cruvellier est rédacteur en chef de Justice Info, média de la Fondation Hirondelle qui couvre les initiatives de justice dans les pays confrontés aux violences les plus graves. « Pour être rendue, la justice doit aussi être vue », tel est le leitmotiv de Justice Info.

Depuis près de trente ans vous couvrez les processus de justice à travers le monde, en particulier les procès pour crimes contre l’humanité. Pourquoi cette fascination ?

Thierry Cruvellier : Au début des années 1990, je travaillais en Sierra Leone et au Rwanda en tant que reporter. Le génocide des Tutsis au Rwanda, en avril 1994, a changé ma vie professionnelle et intellectuelle. J’ai voulu suivre les premiers procès du Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR), créé par l’ONU en novembre 1994 et siégeant à Arusha, en Tanzanie. Je suis parti à Arusha pour 5 semaines et j’y suis resté 5 ans. Ces procès, comme ceux du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), à La Haye, étaient pour notre génération de journalistes l’équivalent du procès de Nuremberg. Nous assistions à un développement majeur de la justice pénale internationale. La communauté internationale semblait revendiquer que la justice était un élément nécessaire à une paix durable dans des sociétés déchirées par les meurtres de masse. Plusieurs instances étaient successivement crées, à portée régionale ou à vocation universelle, comme la Cour pénale internationale (CPI). Le fait d’attribuer une responsabilité pénale individuelle pour certains actes graves contraires aux normes du droit international devenait également un enjeu de géopolitique. Des stratégies politiques et diplomatiques s’articulent à travers ces institutions judiciaires.

Depuis, j’ai couvert de nombreux processus de justice à travers le monde, et en particulier les procès pour crimes contre l’humanité (Sierra Leone, Bosnie-Herzégovine, Cambodge, Colombie, Tchad). La justice pénale internationale et la justice transitionnelle sont devenues mon champ de travail. Couvrir ces procès internationaux permet non seulement d’observer les développements du droit et de la géopolitique mondiale, mais aussi de porter un regard réflexif sur la société humaine : historique grâce aux témoignages, psychologique si on veut comprendre la violence de masse, et philosophique sur les notions de châtiment, de pardon, et de réconciliation. C’est un terrain d’une richesse infinie pour un journaliste. Le procès d’un seul individu peut aider à raconter la Grande histoire, complexe et traumatique, à travers le parcours d’une vie.

Quelles sont les contraintes spécifiques d’un journaliste qui travaille sur ces sujets ?

Les journalistes qui s’intéressent à la justice internationale et transitionnelle sont soumis aux mêmes impératifs déontologiques que l’ensemble des journalistes : indépendance, clarté, exactitude, impartialité. Mais le degré de vigilance et d’exigence sur ces impératifs est parfois très élevé, pour plusieurs raisons. Il faut d’abord se documenter intensément : sur l’histoire des conflits, le plus souvent complexes et survenus dans des pays éloignés de l’origine culturelle du journaliste ; sur le droit et la procédure juridique, également complexes et qui peuvent être utilisés par les parties dans les tribunaux pour masquer leurs propres faiblesses. Il est aussi nécessaire de ne pas se laisser submerger par trop d’empathie, même si elle est naturelle à l’égard des victimes, ou au contraire par l’extrémité des faits, ni impressionner par l’institution qui les juge. Quand on traite de cette violence extrême et des individus accusés d’y participer, le risque est grand d’oublier la présomption d’innocence. Le journaliste doit porter une attention particulière à écouter toutes les parties prenantes, y compris la défense dont la parole est souvent la moins audible lors de ce type de procès. Comme toute institution judiciaire, a fortiori à l’échelle internationale, ces tribunaux sont des lieux de pouvoir : ils ne sont jamais à l’abri de produire des injustices ou des erreurs judiciaires. Ils évoluent, en outre, dans une sorte de désert démocratique car ils sont le plus souvent éloignés des sociétés où les crimes ont été commis (TPIR à Arusha, TPIY et Cour pénale internationale à La Haye) et dépourvus des contre-pouvoirs traditionnels. Pour un journaliste, couvrir la justice internationale, c’est toujours un enjeu de démocratie.

Quels médias couvrent au mieux ces procédures de la justice internationale et transitionnelle ?

La couverture des procès est un travail de longue haleine. Pour suivre un procès avec une compréhension suffisamment fine, il faut être là tout le temps, pendant des mois voire des années. Ce sont souvent des médias fonctionnant avec le statut d’ONG qui assurent ce suivi, et non pas des médias généralistes qui manquent de temps et de ressources. Dans ce contexte, plus la presse nationale est forte, plus la couverture médiatique des procès de justice internationale a des chances d’être à la hauteur. Par leur connaissance du pays, les journalistes nationaux apportent non seulement un regard critique et analytique sur les procès en cours, mais ils vulgarisent mieux les décisions de la justice dans leur pays. Les médias nationaux ont un plus fort pouvoir de pression pour que les procès soient publics ; ils compensent ainsi mieux le déficit démocratique dont souffrent les tribunaux internationaux.

A Justice Info, nous travaillons exclusivement avec des correspondant·e·s. Notre média se conçoit comme une interface entre le local et l’international, il s’adresse également à ces deux publics. D’où l’importance majeure à mes yeux du travail de nos correspondant·e·s qui ont eu la ténacité de s’engager sur le temps long dans les processus de justice transitionnelle de leur pays, comme Olfa Belhassine sur l’Instance Vérité et Dignité après la révolution de 2011 en Tunisie, Mustapha Darboe sur la Commission vérité, réconciliation et réparations après la dictature en Gambie, ou Andrés Bermúdez Liévano sur le processus de justice transitionnelle extraordinairement complexe et ambitieux toujours en cours en Colombie (voir encadré). Leurs écrits ont permis d’offrir à leurs lecteurs une compréhension de ces processus qui n’a guère d’équivalent.

Quels sont les derniers développements de la justice transitionnelle et comment cela impacte-t-il votre travail ?

Contrairement à il y a trente ans, les violations graves du droit international ne sont plus un sujet de niche. Elles font aujourd’hui la une des médias généralistes, comme actuellement avec les conflits en Ukraine ou en Israël/Palestine (voir encadré). A Justice Info, nous essayons d’assurer le lien. En partant de cette idée peut-être naïve mais fondamentale de la justice internationale : une atrocité qui défie la dignité humaine dans un endroit du monde concerne en fait toute l’humanité. Nous essayons de mettre en lumière, dans nos articles, ce qui résonne d’un crime à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un traitement judiciaire à l’autre, pour donner à comprendre ces violences, notre modeste moyen de lutter contre elles.

La justice transitionnelle ne concerne plus uniquement les contextes de sortie de guerre ou de fin d’une dictature. L’argumentaire central de la violation des droits humains est désormais brandi par de nombreuses ONG qui attaquent en justice divers acteurs, comme par exemple des entreprises multinationales pour leur responsabilité dans le changement climatique et autres destructions environnementales. La question de la réparation sur les crimes coloniaux, y compris par la restitution des biens pillés dans les sociétés colonisées, est revenue au premier plan. Plusieurs commissions vérité ont été mises en place sur ces sujets. La question des peuples autochtones, victimes de la colonisation et de la destruction de leur milieu de vie ou du vol de leurs terres, par l’industrie ou l’agriculture intensive, est au cœur de ce renouveau de la justice internationale et transitionnelle. Ces violences contemporaines mettent désormais en cause la responsabilité d’acteurs du Nord, et non seulement du Sud. Cela ne change pas le travail du journaliste en soi, mais le réseau de nos correspondant·e·s doit s’étoffer constamment pour suivre ces dynamiques. La justice internationale ou transitionnelle est en constante évolution et répond à une attente du public. Nous devons l’anticiper. Les violations commises par des groupes extrémistes, des institutions religieuses, des gangs, la violence policière sont des réalités que nous devrons traiter dans nos futures publications. 

 

Cette interview est tirée de notre 12e publication "Médiation" nommée "Rendre intelligible la justice internationale et transitionnelle", disponible sur ce lien.