Surveiller les plateformes et réduire les fractures numériques

Depuis 2021, Ourveena Geereesha Topsy-Sonoo est Rapporteure spéciale sur la liberté d’expression et l’accès à l’information au sein de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP). Elle raconte la naissance d’un cadre juridique pour la lutte contre la désinformation en ligne dans un continent où l’information a longtemps été denrée rare.

Ourveena Geereesha Topsy-Sonoo : Il est resté faible jusqu’en 2013, année où l’Union africaine (UA) s’est dotée d’une Loi type sur l’accès à l’information. Cette Loi type relevait certaines caractéristiques communes à tous les pays du continent, telles que « le peu de familiarité avec la pratique de l’archivage et la culture du secret bien ancrée dans les services publics, le niveau élevé d’analphabétisme et de pauvreté, ainsi que les difficultés d’accès à la justice ». Il en résultait un déficit d’accès à l’information qui, poursuivait la Loi type, privait « les citoyens de leur droit de participer à la prise de décisions politiques et de demander des comptes aux représentants élus ».
Pour répondre à ces défis, la Loi type a promulgué plusieurs obligations s’appliquant aux administrations publiques et privées : notamment celle de créer, d’organiser et de conserver l’information ; celle d’en effectuer une publicité proactive ; et celle de répondre activement aux demandes d’information des citoyen·ne·s dans une langue qu’ils peuvent comprendre. À l’époque, 32 ans après la promulgation du droit d’accès à l’information par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, seuls 11 pays de l’UA étaient dotés d’une loi nationale sur le sujet. Aujourd’hui grâce à cette Loi type, 29 pays* ont une législation nationale qui garantit le droit à l’information : c’est dire le chemin parcouru, même si beaucoup reste à faire dans une Union africaine qui compte 55 pays.

Les deux premiers textes que vous mentionnez sont des éléments de soft law destinés d’une part à rappeler aux États l’intérêt de promulguer une loi nationale d’accès à l’information, d’autre part à les encourager à relever des défis qui restent importants en Afrique : s’assurer que tout le monde, même les personnes marginalisées ou vivant dans les régions rurales, ait accès à Internet et dispose des outils nécessaires pour chercher, recevoir et partager l’information. Rappelant que « l’accès à l’information est un élément fondamental de la gouvernance démocratique », les Lignes directrices de 2017 s’intéressent particulièrement aux élections. Elles rappellent aux États les obligations contenues dans la Loi type et, pour la première fois, en assignent également aux médias et plateformes en ligne : publication de chartes éditoriales et codes de déontologie, pluralisme, prohibition de la violence verbale et des conflits d’intérêt…

La Déclaration de principes de 2019 est beaucoup plus détaillée, véritable ébauche de règlement africain du secteur des médias. On y trouve notamment la promulgation d’un « accès universel, équitable, abordable et significatif à l’Internet » ; l’obligation pour les États de « faciliter la création de médias communautaires » ; et des prescriptions très claires faites aux fournisseurs d’accès et plateformes, qui doivent permettre « l’accès à l’ensemble du trafic Internet de manière égale, sans discrimination » et sans entraver « la libre circulation de l’information en bloquant ou en privilégiant un trafic Internet particulier ».

J’ai accueilli favorablement la Stratégie continentale sur l’IA de juillet 2024, notamment son septième domaine d’action qui « vise l’intégrité de l’information, la maîtrise des médias et de l’information ». Celle-ci propose entre autres de « réglementer les plateformes numériques afin de protéger les Africains contre l’utilisation abusive des technologies émergentes ». Elle entend également « élaborer des stratégies pour relever les défis posés par l’IA à l’intégrité de l’information en ligne qui peuvent avoir un impact négatif sur la cohésion de la société africaine et le bien-être de ses habitants ».

La résolution 630 du CAHDP me mandate en effet pour aider les États à réguler les entreprises technologiques afin de maintenir une vérification indépendante des faits que beaucoup d’entre elles délaissent. Je suis en train de réfléchir avec des ONG africaines, Media Monitoring Africa et African Fact Checking Network, pour développer des lignes directrices. Le travail effectué tout récemment par l’Unesco, dans le cadre de la Journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai dernier, va nous servir. Ce travail a abouti à une déclaration conjointe avec l’Assemblée générale, le Conseil économique et social et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, sur « l’impact de l’intelligence artificielle sur la liberté de la presse et les médias ».

Lors des débats de cette journée, j’ai insisté sur le fossé qui se creuse entre l’Afrique et le reste du monde. L’IA fonctionne à partir de puces de haute puissance et de centres de données, ce qui suppose une forte capacité de recherche et de financement. Tout ceci n’existe pas en Afrique actuellement. La plupart des modèles d’IA sont développés hors du continent et ne sont donc pas adaptés aux langues, couleurs de peau et autres spécificités africaines. Dans ce contexte, nous ne pouvons qu’être attentifs aux recommandations de la déclaration conjointe, selon laquelle il importe « de réduire les fractures numériques ; de promouvoir l’éducation aux médias et à l’information » afin d’aboutir à « des systèmes d’IA sécurisés et dignes de confiance de manière inclusive et équitable, au bénéfice de tous ».

*Afrique du Sud, Angola, Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Gambie, Ghana, Guinée, Kenya, Liberia, Malawi, Maroc, Mozambique, Namibie, Niger, Nigeria, Ouganda, Rwanda, Seychelles, Sierra Leone, Soudan, Soudan du Sud, Togo, Tanzanie, Tunisie, Zambie, Zimbabwe.

– Propos tirés du Médiation N.15 de la Fondation Hirondelle à retrouver ici.