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Anne-Cécile Bras anime une émission consacrée à l'environnement chez RFI. ©Anthony Ravera Anne-Cécile Bras anime une émission consacrée à l'environnement chez RFI.

Informer pour inventer "le monde d'après"

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Depuis quatorze ans, Anne-Cécile Bras produit l’émission environnementale « C’est pas du vent » sur RFI. Pour elle, le besoin de formation des journalistes en matière d’écologie reste important pour déjouer l’influence des lobbies, informer sur le fait scientifique et rendre compte de solutions. Cet article est tiré de notre 10e publication "Médiation", disponible sur ce lien.

Depuis quatorze ans, votre émission «C'est pas du vent» sur Radio France Internationale (RFI) traite de questions environnementales. Quelles sont les spécificités médiatiques de ces questions ?

Anne-Cécile Bras : La spécificité des sujets environnementaux, c’est à mon sens leur complexité : ils revêtent une dimension à la fois locale et globale, technique, économique, géopolitique… Prenons la déforestation. On coupe des arbres en Amazonie pour planter du soja et nourrir des élevages de bœufs qui seront mangés en Europe. On coupe des arbres en Afrique pour faire cuire la nourriture avec du bois de chauffe, ou pour gagner des terres agricoles en vue de la croissance démographique. On coupe des arbres en Asie du Sud-Est pour faire de l’huile utilisée dans les produits agroalimentaires. Une fois cet état des lieux dressé, comment lutter efficacement contre la déforestation ? Traiter ce sujet, c’est ouvrir une vaste boîte de questions mondialement entremêlées. C’est pourquoi la pédagogie auprès du public est importante, surtout dans une émission de large audience comme «C’est pas du vent» qui rassemble 5 millions d’auditeur·trice·s.

Dans cette optique, notre émission type combine un reportage de terrain avec un éclairage scientifique. L’émission du 11 novembre dernier, au moment de la COP27 en Égypte, a ainsi mis en lumière la façon dont de jeunes Fidjiens se réapproprient les pratiques de leurs ancêtres en matière d’agriculture, de pêche ou de sociabilité pour faire face aux contraintes du monde actuel. Puis nous avons donné la parole à un docteur en géographie, qui a mis ce reportage en perspective avec la problématique globale des États insulaires face au changement climatique. Je crois qu’il faut rendre compte scientifiquement de l’état catastrophique de la planète, et en même temps cela ne doit pas nous paralyser : il faut tout autant faire entendre les solutions partielles qui émergent partout à une échelle locale. Après, aux auditeur·trice·s de s’en saisir pour se demander : «Qu’est-ce que je peux faire moi» ?

Vous pensez donc que les médias peuvent pousser les citoyen·ne·s à se saisir des questions écologiques ?

Si seulement l’information pouvait automatiquement engendrer l’action… À mon avis, les médias peuvent surtout informer, et ils le font de plus en plus en matière environnementale. Ces quatre dernières années, de très nombreux journalistes se sont formés sur ces sujets. Après cet été 2022 traversé d’intenses sécheresses et incendies, les plus grands médias français – AFP, France Télévisions, Radio France… - ont fait de l’environnement et du climat une priorité. Aujourd’hui, avec des émissions dédiées en première partie de soirée, il semble même que les médias de service public commencent à prendre en charge la sensibilisation du grand public aux questions d’environnement.

Mais ça n’a pas toujours été le cas. Longtemps, les médias ont été soumis au travail d’influence des industries fossiles ou autres qui tentaient de nier le changement climatique ou son origine humaine. Et dans une certaine mesure cette influence se poursuit aujourd’hui. D’autres lobbies industriels, ceux des voitures électriques par exemple, continuent de pousser leur communication dans tous les lieux de pouvoir dont les médias. Pour résister à cette pression, et se rendre compte qu’il n’y a pas assez de ressources naturelles pour remplacer tous les véhicules thermiques par des véhicules électriques, les journalistes doivent être formés. Prenons un autre exemple, celui de l’effondrement de la biodiversité. Ce sujet est beaucoup moins traité médiatiquement que le changement climatique, alors qu’il est tout aussi préoccupant. Mais les acteurs économiques s’en saisissent moins que du climat car il y a moins d’intérêts économiques en jeu, par exemple dans les secteurs de l’énergie ou des transports. Et le traitement médiatique s’en ressent. Or c’est aux journalistes, et non aux lobbies industriels, de choisir et présenter au public ce qui est important en matière d’environnement.

Avec 1200 journalistes et des dizaines de médias en France dont RFI, vous avez signé récemment une «Charte pour un journalisme à la hauteur de l'urgence écologique»*. Pourquoi ?

Pour moi, deux articles sont essentiels dans cette charte publiée à Paris en septembre dernier. L’article 7, qui invite les journalistes et les médias à «révéler les stratégies produites pour semer le doute dans l’esprit du public» sur les sujets écologiques et climatiques. Et l’article 9, qui les invite à «se former en continu» sur ces sujets. Nous avons eu le cas récemment à RFI : une interview de ministre diffusée sur nos ondes a semblé trop conciliante aux oreilles de quatre journalistes plus sensibilisé·e·s aux questions d’environnement. Nous sommes alors allé·e·s voir la direction pour lui dire qu’en vertu de l’article 7 de la charte signée par RFI, notre média ne pouvait plus laisser passer de tels propos sans que le journaliste en charge de l’interview les mette fortement en cause. Cette charte est donc un outil de vigilance puissant entre les mains des journalistes. Si ces deux articles sont appliqués, il ne sera plus possible de relayer sur nos antennes, comme nous l’avons fait récemment, un discours célébrant la découverte de pétrole au large de la Côte d’Ivoire, sans questionner l’opportunité d’exploiter ou non ce gisement pétrolier. Cette perspective me semble enthousiasmante car… ce n’est pas la fin du monde, mais c’est la fin d’un monde. Et comment on invente le monde d’après ? C’est ça qu’il est excitant de chercher en tant que journaliste!

Encadré: Des initiatives pour un journalisme à la hauteur de l’enjeu écologique

«Les médias sont complaisants alors que le monde brûle», écrivaient en avril 2019 Mark Hertsgaard, journaliste en charge de l’environnement au média new-yorkais The Nation, et Kyle Pope, directeur de la Columbia Journalism Review. Leur constat ? Dix mois après l’été d’incendies le plus meurtrier que la Californie ait connu, plusieurs rédacteur•rice•s-en-chef de grands médias étasuniens exprimaient encore leurs réticences à couvrir le changement climatique en raison de la faible audience que ce sujet drainait. «Le rôle de la presse est d’informer les gens et d’amener les puissants à rendre des comptes», poursuivaient-ils, remarquant que face à la situation climatique, cette responsabilité devenait une «exigence pour notre survie collective». Comment faire ? S’inspirant de démarches comme celles du quotidien britannique The Guardian, Hertsgaard et Pope ont établi une liste de principes pour couvrir les sujets climatiques de façon à «susciter l’intérêt du public» : établir une veille scientifique, traiter la question climatique de façon transversale avec les autres rubriques du média, résister à l’influence des discours climatosceptiques, être à l’écoute de ce que le public – et notamment les jeunes -ont à dire, porter son attention sur les territoires particulièrement affectés, proposer des reportages tournés vers les solutions, ne pas hésiter à nommer les responsables de ces désastres… Dans la foulée de ce texte fondateur, ils ont créé Covering Climate Now, réseau d’entraide de plus de 500 médias anglophones «petits et grands» pour une audience totale de 2 milliards de personnes dans 57 pays, afin de «couvrir le sujet [climatique] avec la rigueur et l’urgence qu’il mérite», et de «susciter la mobilisation du public». Trois ans plus tard, la démarche de Hertsgaard et Pope faisait des émules dans le monde germanophone, avec la publication en avril 2022 de la «Charte des réseaux de journalisme climatique» signée par plus de 300 professionnels des médias en Allemagne et en Autriche. Puis en septembre 2022 dans le monde francophone, avec la «Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique» signée en France par plus de 1 200 journalistes et des dizaines de médias**.

Prenant tout autant acte de la gravité de cette situation, Wolfgand Blau, cofondateur du Oxford Climate Journalism Network au sein du Reuters Institute for the Study of Journalism, prône pour autant une attitude moins axée sur l’urgence. «Le changement climatique est le plus grand défi du journalisme», affirme-t-il dans un texte publié en février 2022. Mais il se compose d’une multitude de phénomènes géophysiques complexes, se traduisant dans une multiplicité de lieux et sur une durée si longue, que la logique événementielle des médias a du mal à en rendre compte. Le journalisme devra s’adapter face à ce «long voyage chaotique» auquel nos sociétés sont confrontées pour les décennies à venir. Cela suppose d’apprendre chaque jour à «lire» le changement climatique, à mieux le comprendre, à le voir comme une opportunité pour se transformer également en tant que média, afin que le journalisme puisse «nous aider à naviguer dans ce voyage et à maintenir la cohésion de nos sociétés».

Retrouvez le 10e numéro de notre publication "Médiation" dans son intégralité ici.

* https://chartejournalismeecologie.fr

** Voir entretien avec Anne-Cécile Bras.