À l’approche du Forum public de Bonn (Allemagne) du 10 décembre 2025 — organisé en partenariat avec la DW Akademie et le CDAC Network — Sacha Meuter, Responsable Recherche et Politique, et Jacqueline Dalton, Responsable du contenu éditorial à la Fondation Hirondelle, mettent en lumière le rôle primordial du journalisme local pour endiguer la propagation des informations nuisibles en temps de crise, assurant ainsi une fonction préventive en amont des conflits.
En 2025, pour la deuxième année consécutive, le Global Risk Report du World Economic Forum identifie la mé-désinformation comme la plus forte menace mondiale à court terme. Bien que cette reconnaissance mette l’accent sur les conséquences à court terme, et que des expressions comme « infodemic » ou « perfect storm » soient fréquemment utilisées, l’information préjudiciable1 n’est pas un phénomène passager. Elle reflète une transformation profonde, aux effets durables.
Ces effets sont particulièrement graves dans les contextes de crise. Comme l’a relevé Sarah W. Spencer dans une tribune publiée par The New Humanitarian, l’accès croissant à l’IA générative pourrait en faire le nouvel « AK-47 » de la guerre de l’information, présentant le potentiel de transformer la manière dont les guerres sont menées.
Une rupture épistémique
La Fondation Hirondelle travaille depuis 30 ans dans des environnements fortement affectés par la manipulation de information et les contenus nuisibles. La manière la plus précise de décrire le risque auquel nous sommes confrontés est de le qualifier de rupture épistémique.
Bien que le terme puisse sembler abstrait, l’idée est claire. « Épistémique » renvoie à l’ensemble des connaissances d’un groupe social. Sans faits partagés, une compréhension partagée devient impossible ; sans compréhension partagée, les sociétés peinent à s’unir pour répondre aux défis communs. Maria Ressa l’a exprimé dans son discours de réception du prix Nobel de la paix : « Sans faits, il ne peut y avoir de vérité. Sans vérité, il ne peut y avoir de confiance. Sans confiance, nous n’avons pas de réalité partagée, pas de démocratie, et il devient impossible de faire face aux problèmes existentiels du monde. »
Le risque de rupture épistémique émerge selon trois lignes de rupture majeures :
1. Une part croissante de la population adhère à des récits contrefactuels
Des théories du complot en ligne ayant inspiré l’attaque de la pizzeria « Pizzagate » aux États-Unis, aux des rumeurs de sorcellerie ou de prétendus « voleurs de pénis » ayant conduit à des agressions en République centrafricaine (RCA) et à un lynchage au Tchad, les récits fallacieux peuvent causer de réels préjudices. Ils se nourrissent des peurs profondes, des frustrations et de la méfiance envers les institutions et les « élites ». Prévenir la propagation de fausses informations implique d’entretenir une culture de la vérité, de fournir des faits vérifiés répondant aux besoins quotidiens, de créer une dynamique de communication plus équitable entre décideurs et communautés, et de s’attaquer aux facteurs structurels des tensions.
2. La capacité de dialogue entre personnes de points de vue opposés s’érode, alimentant la polarisation
La polarisation a toujours été un moteur efficace d’engagement. Les plateformes numériques, désormais centrales dans la formation de l’opinion publique, sont conçues pour promouvoir des contenus polarisants, sensationnalistes ou trompeurs au détriment d’un traitement équilibré de l’information. En parallèle, avec le rétrécissement de l’espace civique, l’essor de l’insécurité et des pressions sur le journalisme indépendant, il devient plus difficile de créer des espaces sûrs permettant un dialogue pluraliste2. Pourtant, c’est essentiel. Les études d’audience régulières que nous menons dans des contextes difficiles comme les régions du Sahel et de l’Afrique centrale montrent que lorsqu’un dialogue constructif, basé sur des faits et respectueux est rendu possible, les réactions des audiences sont positives. Dans ces régions, la Fondation Hirondelle renforce la capacité des médias locaux à produire et diffuser des programmes de dialogue et de débat inclusifs, offrant une alternative aux échanges violents dominants sur les réseaux sociaux et à la monotonie des médias partisans.
3 . Les populations moins outillées, moins connectées, ou qui parlent des langues marginalisées, sont laissées pour compte dans la production et l’accès à l’information
La fracture numérique est davantage liée aux inégalités économiques qu’au manque d’infrastructures. En RCA, par exemple, une enquête menée en 2024 à l’échelle nationale a révélé que seulement 26 % des personnes interrogées possédaient un smartphone, tandis que 86 % avaient accès à la radio. Les médias hybrides, accessibles à la fois en ligne et sur les ondes FM , sont essentiels pour s’assurer que personne ne soit laissé de côté.
L’IA, principalement entraînée sur des langues dominantes ne comble pas encore cet écart. Où l’IA exclut, sous-estime ou déforme les langues et les contextes culturels moins dominants, elle risque d’aggraver les inégalités existantes. Les médias locaux, qui produisent des informations fiables dans plusieurs langues nationales, jouent alors un rôle encore plus crucial.
Mieux vaut prévenir que guérir
Quand l’information crédible fait défaut, les rumeurs remplissent rapidement ce vide informationnel. Des recherches en République démocratique du Congo (RDC) montrent que les gens partagent souvent des mé- et désinformations non pas par croyance en ces sources, mais car ces récits offrent des explications simples auxquelles se raccrocher dans les moments d’incertitude. La principale manière, et la plus efficace, de lutter contre l’information préjudiciable1 consiste donc à fournir des informations accessibles, fiables et pertinentes. C’est pourquoi soutenir et renforcer le journalisme local est essentiel.
Les journalistes locaux, ancrés dans leurs communautés, sont les mieux placés pour écouter, comprendre les préoccupations quotidiennes des audiences et produire des contenus inclusifs et fiables, dans plusieurs langues et formats, fondés sur l’éthique, la proximité et l’inclusivité. L’expérience de la Fondation Hirondelle au Sahel et en Afrique centrale montre qu’un tel investissement préventif, complété par l’éducation aux médias et à l’information, contribue à restaurer la confiance, à réduire l’impact des rumeurs et à renforcer l’intégrité de l’information3.
Ce que les acteurs humanitaires peuvent faire
- Éviter les approches uniquement réactives centrées sur la vérification de chaque nouvelle fausse information. Prioriser des stratégies de long terme, fondées sur la confiance, qui renforcent l’intégrité de l’information.
- Comprendre l’écosystème local des médias et de l’information (les organisations de développement des médias peuvent aider !). Identifier les médias locaux de confiance et les voix respectées, comme les leaders communautaires et religieux, et construire avec eux des relations durables.
- Collaborer avec les médias locaux, non pas seulement comme canaux de relations publiques, mais avant tout comme des partenaires capables de partager des informations pratiques et vitales, et de renforcer la confiance du public. Impliquer des spécialistes techniques (par ex. : WASH, sécurité alimentaire, abris) dans les interventions médiatiques qui détiennent souvent l’information la plus pertinente ; il faut leur permettre de la communiquer efficacement.
- Aller au-delà du « faire passer un message » qui est souvent inefficace, comme l’a montré la réponse à Ebola. Promouvoir le dialogue et l’interactivité en encourageant les communautés à poser des questions et exprimer leurs préoccupations. Cela contribue à instaurer la confiance.
- Respecter l’indépendance éditoriale des médias, car toute tentative d’influence peut éroder la confiance et compromettre la déontologie journalistique.
- Lors des échanges avec les communautés, sensibiliser aux risques de désinformation et promouvoir des réflexes de pensée critique
Pour davantage de recommandations pratiques, voir l’approche de la Fondation Hirondelle face à la mé-désinformation, par la promotion de l’intégrité de l’information dans des contextes fragiles.
À propos des auteurs :
Sacha Meuter est responsable de la recherche et des politiques à la Fondation Hirondelle (FH). Sacha mène des recherches et travaille avec les médias dans des contextes fragiles depuis près de 20 ans. À la Fondation Hirondelle, il développe des partenariats avec des acteurs académiques, des think tanks et des organisations internationales pour concevoir et mettre en œuvre des études visant à comprendre la condition et l’impact des médias locaux, élaborer des outils de suivi médiatique en ligne et hors ligne, et améliorer les politiques de soutien aux médias. Sacha est également membre du conseil d’administration de The New Humanitarian.
Jacqueline Dalton est responsable éditoriale à la Fondation Hirondelle. Son rôle est de garantir la qualité éditoriale et les standards éthiques de la programmation médiatique de la Fondation Hirondelle. Elle accompagne les rédactions de la Fondation sur le terrain et contribue au développement d’idées, formats et approches pour des projets nouveaux ou existants. Elle supervise également les activités de renforcement des capacités éditoriales pour les équipes et partenaires nationaux.
- Le terme utilisé dans la publication d’origine en anglais est « harmful information », qui renvoie à un concept analytique plus vaste — incluant les effets sociaux, psychologiques et structurels de l’information. L’expression française « information préjudiciable» ne rend pas complètement compte du concept « harmful information ». ↩︎
- En 2025, l’état mondial de la liberté de la presse est classé majoritairement comme une « situation difficile » pour la première fois dans l’histoire du Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Cf: https://rsf.org/fr/classement-mondial-de-la-libert%C3%A9-de-la-presse-2025-plus-de-la-moiti%C3%A9-de-la-population-mondiale-dans ↩︎
- Cet objectif reconnaît que les citoyens doivent avoir accès à une information fiable, équilibrée et complète sur les affaires en cours, les actions des décideurs et d’autres facteurs pertinents pour leurs décisions personnelles. Il souligne la nécessité d’un engagement proactif et de stratégies holistiques pour répondre aux multiples facteurs nécessaires au maintien d’un écosystème informationnel sain, cf. PNUD, Information Integrity: Forging a Pathway to Truth, Resilience and Trust, 2020 ; voir aussi l’approche de la Fondation Hirondelle face à la més- et désinformation sur ce lien. ↩︎
