Comment les radios au Sahel bousculent les stéréotypes de genre

Fati Yattara, journaliste reporter et présentatrice au Studio Tamani, est en pleine présentation du journal en langue tamasheq depuis le studio central de Bamako, au Mali. Ce bulletin quotidien informe les populations en langue locale à travers 85 radios communautaires et 3 télévisions nationales. @ Harandane Dicko / Fondation Hirondelle

Dr Emma Heywood est maître de conférences en journalisme, radio et communication à l’Université de Sheffield, et experte du rôle des médias dans les régions touchées par les conflits. Ses recherches portent sur les médias et le genre en Afrique de l’Ouest, où elle dirige plusieurs projets sur l’influence de la radio dans l’autonomisation des femmes et la perception des stéréotypes de genre.

Quels stéréotypes de genre les plus fréquents avez-vous observés dans les radios locales au Sahel, et comment influencent-ils la perception des rôles sociaux ?
Dans des contextes de conflit comme le Sahel, les rôles de genre traditionnels tendent à se renforcer. Les hommes sont souvent représentés comme des protecteurs ou des agresseurs – ceux qui partent au front – tandis que les femmes sont cantonnées à un rôle de soutien domestique. Cela se reflète dans les pratiques radiophoniques : les femmes journalistes doivent souvent lutter pour se faire entendre lors des conférences de rédaction, et il leur est rarement donné l’opportunité de proposer leurs idées. On leur confie en général des sujets dits « sociaux » ou « de société » comme la famille, la santé ou le bien-être, tandis que les hommes couvrent la politique, l’économie ou le sport. Ironiquement, dans des zones en conflit, ces thématiques dites « sociales » englobent souvent des réalités extrêmement dures comme les violences basées sur le genre — des enjeux qui résonnent profondément chez les femmes journalistes. Elles sont également moins sollicitées pour les reportages de terrain, à cause de préjugés sur leurs intentions ou de restrictions liées aux déplacements et à l’hébergement.
Ces stéréotypes influencent la manière dont les jeunes femmes perçoivent leur place dans la société et dans les médias. Beaucoup tentent de résister à ces rôles – souvent inspirées par les réseaux sociaux – mais se heurtent à des obstacles : la pression des proches masculins, des employeurs, voire de leurs propres collègues, eux-mêmes imprégnés des mêmes normes. Quant aux jeunes hommes, la pression de devoir correspondre à une masculinité idéalisée peut provoquer frustration… voire, dans certains cas, des violences domestiques en réaction à une perte de repères.

Avez-vous observé des cas où la radio réussit à déconstruire ces stéréotypes et à promouvoir une image plus équilibrée ?
Oui, certains exemples sont très inspirants. Il existe des portraits marquants de femmes dans des rôles non traditionnels. Une émission de Studio Yafa (Burkina Faso) a, par exemple, mis en lumière une mécanicienne – ce type de contenu est crucial, surtout quand il présente des femmes locales auxquelles les auditrices et auditeurs peuvent s’identifier. Quand le public entend parler d’une femme d’une ville voisine devenue élue locale ou cheffe d’entreprise, cela peut changer les représentations et créer des déclics. Certaines émissions créées par des femmes et destinées aux femmes ont également un fort impact. Et bien que ciblant un public féminin, ces programmes sont aussi écoutés par des hommes — ce qui est essentiel, car ils sont souvent les décideurs. Ces plateformes permettent aux femmes de gagner en confiance, de travailler en équipe et de faire entendre leur voix sans avoir besoin d’une validation masculine.

Quelles stratégies les médias peuvent-ils adopter pour soutenir l’égalité de genre dans des contextes fragiles comme le Sahel ?
D’abord, une prise de conscience chez les responsables de rédaction est essentielle — beaucoup ne réalisent pas les défis supplémentaires auxquels les femmes sont confrontées. Il faut également revoir les politiques de recrutement. De nombreuses stations de radio exigent des diplômes que beaucoup de femmes n’ont pas, à cause d’inégalités systémiques, les excluant d’emblée. De fait, valoriser le potentiel plutôt que les seules qualifications académiques et offrir des formations continues sur le terrain seraient de réels leviers. Il est aussi crucial d’aménager le travail. Les responsabilités domestiques pèsent plus lourdement sur les femmes, et des présupposés sur leur disponibilité limitent leurs chances d’être envoyées en reportage. Des rédacteurs en chef doivent parfois négocier avec les maris pour qu’elles puissent travailler tard ou voyager. Les femmes ne devraient pas être pénalisées parce qu’elles sont mariées ou mères.
Enfin, il est indispensable qu’elles aient accès à tous les types de reportages – politique, économie, conflits – et pas seulement aux sujets dits « féminins ». Cela les valorise professionnellement et habitue aussi le public à entendre des femmes s’exprimer sur tous les enjeux. Changer les attentes du public est un processus de longue haleine — mais avec les médias, cela se fait progressivement, goutte après goutte.